Y'en a marre!
Une amie commentait récemment combien elle en avait marre d'avoir à justifier qu'elle ne veuille pas "avancer" dans sa compagnie.
La réaction de ses collègues ou de ses amis bien pensant sous-entend inmanquablement un jugement sur son manque d'ambition, résultant en un épuisant cocktail d'émotions de culpabilité, découragement, révolte de sa part. Je lui ai dit que j'avais sous la main le livre qu'il lui fallait pour mieux comprendre (et mieux expliquer) son choix: Drive: The Surprising Truth About What Motivates Us de Daniel H. Pink.
Drive fournit un bel exemple de cette tendance bien humaine que nous avons de nous accrocher à une façon de faire pour la simple raison que «ça a toujours fonctionné» (par exemple, on est supposé de toujours vouloir “monter” dans la compagnie).
Ce peut-il que mon amie ait réalisé que cette façon ne répond plus à ses besoins d'aujourd'hui?
Évolution
Il y a 50 000 ans, l'organisation sociale était plutôt simple à travers la planète. Survivre était la motivation première. Nous étions alors régis par le système opérationel «Motivation 1.0», comme l'appelle l'auteur de Drive. Il se limitait à l'expression de nos instincts biologiques: bouffer, ne pas se faire bouffer, dormir, se reproduire.
Puis, de plus en plus en contact avec des étrangers avec lesquels il nous fallait collaborer pour notre survie, nous avons délaissé ce système uniquement fondé sur nos pulsions biologiques. C'est le début des échanges économiques. On ne peut plus tout prendre de force. Il nous faut offrir quelque chose en contrepartie.
La carotte et le bâton
Nous en sommes alors au système opérationel «Motivation 2.0», celui de la carotte et du bâton: plus on paye les travailleurs, et plus on obtiendra de résultats. Il fait tellement partie de nos vies qu'on n'y pense même plus.
Ce système a certainement fait ses preuves, approuve Pink, mais il ne suffit plus pour expliquer des comportements de mieux en mieux répertoriés par les observateurs s'intéressant à la psychologie de la motivation. Il ne suffit plus, par exemple, pour expliquer le phénomène Wikipedia.
Où est la carotte?
Wikipedia, lancée en 2001, publie maintenant plus de 3 millions articles en anglais (parmi les 16 millions d'articles en ligne sur ce site).
Vous êtes-vous déjà demandé qui au juste écrit Wikipedia? Un article du Business Insider nous éclaire sur le sujet. Wikipedia est le résultat de la collaboration de dizaines de milliers d'individus ayant soumis gratuitement quelques articles selon leur champ d'expertise. Les fondateurs estiment qu'à cela s'ajoute un corps d'environ 1 400 éditeurs bénévoles s'amusant à polir ces articles afin d'assurer une cohérence en ligne.
Ça fait beaucoup de bénévoles travaillant pour le plus grand bien de tous! Où est la carotte? Ils ne sont pas payés ni ne bénéficient de la reconnaissance de leurs pairs puisque les articles sont anonymes. Comme le remarque Pink, aucun économiste sobre du début des années 90 n'aurait endossé un modèle à la Wikipedia.
Motivation intérieure
La raison pour laquelle les bénévoles de Wikipedia continuent d'y participer est que le site comble chez eux une soif de plus en plus criante dans notre société occidentale: plus d'autonomie, plus de maîtrise, et plus de pertinence dans notre vie (“autonomy, mastery and purpose”, trois points que David Pink développe à fond dans son livre).
C'est cette même soif qui pousse certaines personnes à quitter leur emploi pour un poste moins rémunéré et prestigieux mais donnant un plus grand sens à leur vie. Le seul critère de l'argent ne suffit plus pour leur faire endurer des horaires contraignants qui bousillent l'équilibre de la famille, des emplois sans défis qu'ils comblent sur le pilote automatique, des tâches vides de sens, des patrons aux paroles creuses, des courses perdues d'avance contre la montre.
On laisse tomber la deuxième voiture. On remet en question l'achat d'une maison plus grande. Bref, on réfléchit sur les facons de réduire les dépenses en échange d'une meilleure qualité de vie (selon nos valeurs).
Un auteur en mission
Daniel Pink cherche à convaincre les entreprises de changer leur façon d'opérer afin de créer un milieu plus stimulant et productif pour les travailleurs du 21e siècle. (Vous pouvez écouter sa présentation avec sous-titre en français dans le cadre de TED).
Pink démontre qu'il y a quatre volets à l'autonomie dans le milieu de travail idéal, les quatre T: Task, Time, Team and Technique (que je traduirais par tâches, temps, tandem et technique, si quelqu’un met la main sur la version française, laissez-moi savoir comment ils ont traduit ces quatre T!).
On veut plus de contrôle sur son temps avec des horaires flexibles. On veut avoir son mot à dire sur les tâches sur lesquelles focusser dans notre travail. On veut travailler en tandem avec des gens qu'on choisit. On veut la liberté de décider de la technique qu'on utilisera pour arriver aux résultats voulus et de la formation requise.
De bons exemples
Pink donne de nombreux exemples de compagnies ayant eu le courage de changer pour le mieux leur façon de faire. Google et la compagnie 3M, bien avant Google, offrent les exemples les plus percutants.
Dans les deux cas, on a osé permettre aux employés de consacrer 20% de leur temps aux projets de leur choix, avec l'équipe de leur choix. Google prétend que 50% de ses meilleures idées ont été générées durant ces blocs créatifs. C'est à ces mêmes blocs que l'on doit les fameux auto-collants «Post-It» de la compagnie 3M.
Notez que Pink ne se limite pas à des considérations sur le milieu des affaires. Il fournit à la fin de son livre une boîte à outil pour les entrepreneurs, les corporations, les parents et les éducateurs.
Le temps, c’est de l’argent
Bref, la prochaine fois qu’un collègue lui demandera pourquoi elle ne pose pas sa candidature pour la “grosse job”, mon amie pourra patiemment lui expliquer qu’à cette étape dans sa vie, ce qui la motive, c’est une plus grande autonomie, pour le plus grand bien de tous les autres aspects de sa vie. Le poste plus élevé, tel qu’il est structuré maintenant, implique une réduction d’autonomie? Thanks, but no thanks.
Cet article a été publié dans l'édition du 17 juillet de L'Express de Toronto.